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Il existe des domaines qui dépassent le simple cadre de la vigne pour devenir des symboles, presque des manifestes. Le Domaine Lapierre, niché à Villié-Morgon au cœur du Beaujolais, fait partie de ceux-là. Plus qu’un lieu où l’on cultive des ceps et où l’on élabore du vin, il incarne le berceau français du vin naturel et une certaine philosophie de la nature respectée et de la simplicité comme quête d’excellence. À travers plus d’un siècle d’histoire, de générations passionnées, de sols travaillés avec patience et d’expérimentations audacieuses, il s’est imposé comme l’un des phares du mouvement du vin naturel.
Boire un verre de Morgon Lapierre, c’est ouvrir un livre où s’entremêlent mémoire familiale, géologie millénaire, rigueur paysanne et joie dionysiaque. Le souffle d’une liberté qui n’a jamais craint de bousculer les codes.
En 1909, Michel Lapierre, cultivateur, s’installe avec sa femme Annette à Villié-Morgon. Il n’imagine pas encore que ce choix sera le point de départ d’une saga familiale appelée à marquer l’histoire du vin. Michel travaille alors comme maître de chai au Domaine des Chênes, futur siège du domaine actuel. En 1911, leur fils Camille naît : le premier enfant de la famille à voir le jour sur cette terre beaujolaise.
Très jeune, à 14 ans, Camille plonge les mains dans la terre. Avec ses parents, il cultive la vigne à l’ancienne, maniant la charrue, parfois à cheval, sans artifice moderne. En 1930, Michel disparaît, laissant à Camille la lourde tâche de continuer. La guerre, les privations, le poids du temps : rien n’épargne ce jeune homme. Mais il garde une intuition visionnaire. Alors que tout le monde envoie son vin à la coopérative, il rêve de vendre en direct, en fûts, à Lyon et à Mâcon. Une audace qui annonce déjà l’esprit Lapierre : ne pas suivre les sentiers battus, mais inventer sa propre voie, suivre son instinct.
En 1950, Camille et Lucienne accueillent un fils : Marcel. Huit ans plus tard, Camille commence à mettre son vin en bouteille sous son propre nom. Encore une idée précurseur pour l’époque ! En 1960, il achète de nouvelles vignes, portant l’exploitation à 7 hectares.
En 1973, Marcel reprend le domaine. Il hérite d’une clientèle fidèle forgée par son père. Mais il va bientôt faire exploser les frontières du possible. Son destin bascule au début des années 1980, lorsqu’il rencontre Jules Chauvet, chercheur, négociant, dégustateur et penseur du vin. Chauvet lui transmet une vision novatrice : redonner aux levures indigènes, au sol, à la microbiologie leur rôle central. Vinifier sans soufre, sans intrants, retrouver le goût vrai du raisin.
Marcel est séduit. En 1981, il se lance : vinification sans SO₂, culture en biodynamie, respect du vivant. À l’époque, ces choix paraissent marginaux, voire insensés. Mais Marcel, grand lecteur, intellectuel discret et pédagogue né, s’y tient. Sa rencontre avec Marie en 1980 scelle son aventure : elle deviendra son épouse, son soutien indéfectible, son double au chai comme à la vigne.
Pendant trois décennies, Marcel Lapierre impose sa conviction. Il comprend que le vin naturel n’est pas seulement un produit de consommation, mais une relation vivante entre le sol, le climat, le cépage et l’humain. Ses Morgon respirent la liberté, explosent de fruit, réconcilient le plaisir immédiat et la profondeur. Rapidement, son nom franchit les frontières. Marcel devient un maître du vin sans soufre, du vin naturel, un repère pour toute une génération de vignerons.
En 2010, Marcel disparaît prématurément. La nouvelle secoue le monde du vin naturel : un pionnier s’en est allé. Mais la flamme ne s’éteint pas. Dès 2004, son fils Mathieu avait déjà commencé à travailler à ses côtés. Passionné par la gastronomie, féru d’histoire et de sciences, il apporte sa curiosité et sa rigueur au domaine. En 2013, sa sœur Camille les rejoint après un parcours international. Elle s’illustre par son engagement social et environnemental, mais surtout par sa précision et son intuition au chai.
Ensemble, ils perpétuent l’esprit de Marcel : labour des sols, vendanges manuelles, vinifications sans intrants, élevage patient. Le domaine s’étend désormais sur 18 hectares, dont une partie est sur la mythique Côte du Py. L’énergie reste intacte, et les cuvées continuent de séduire les amateurs du monde entier.
Le Beaujolais, et Morgon en particulier, ne doivent rien au hasard. Leur histoire géologique est extraordinaire. Il y a plus de 500 millions d’années, un choc titanesque entre continents et une activité volcanique intense façonnent un relief singulier. Les roches granitiques et schisteuses se transforment, s’érodent lentement, donnant naissance à un sable spécifique appelé « gore ». Cette texture pauvre et acide est idéale pour le gamay, cépage roi de la région.
Morgon se distingue par ses sols de « roche pourrie », issus de la décomposition des roches éruptives. Sur la Côte du Py, le granite bleu donne des vins concentrés, profonds, de grande garde. Chaque lieu-dit : Corcelette, Grand Cras, Les Charmes ou Les Micouds imprime sa signature.
Le gamay noir à jus blanc, croisement ancien du gouais et du pinot noir, est le cœur battant du Beaujolais. Longtemps mal aimé, parfois considéré comme rustique, il trouve à Morgon son écrin idéal. Solide, généreux, il sait pourtant offrir des vins d’une finesse étonnante lorsqu’il pousse sur des sols pauvres et caillouteux.
Au Domaine Lapierre, la taille en gobelet et la densité de plantation (10 000 pieds/ha) forcent la vigne à se surpasser. Les grappes, vendangées à la main. Le gamay devient alors l’instrument d'accords mélangeant fraîcheur et souplesse.
Chez Lapierre, les vendanges se font exclusivement à la main. Les raisins, cueillis en cagettes, sont triés avec soin. Refroidis si nécessaire, ils sont encuvés entiers, favorisant une macération carbonique. Dans cette atmosphère saturée de CO₂, l’activité enzymatique transforme la baie de l’intérieur, libérant des couleurs et des arômes avant même la fermentation.
Les levures indigènes prennent ensuite le relais. Aucune levure commerciale, aucun intrant : juste la nature. Les fermentations sont suivies au microscope, dégustées chaque jour. L’élevage se fait en vieux fûts ou en foudres, jamais neufs, afin de ne pas masquer le fruit. Le temps fait son œuvre : 9 mois minimum, parfois plus.
Les mises en bouteille varient : certaines cuvées sans soufre, d’autres légèrement sulfitées pour voyager. Mais jamais de filtration brutale, jamais de maquillage. Le vin reste vivant, vibrant.
Marcel Lapierre fut un pionnier, mais son héritage dépasse son domaine. Il inspira toute une génération de vignerons : Jean Foillard, Jean-Paul Thévenet, Guy Breton, entre autres. Avec eux, il forma le fameux « gang des quatre » qui redonna ses lettres de noblesse au Beaujolais.
Aujourd’hui, le nom Lapierre évoque une promesse : celle d’un vin sincère, sans artifice, capable d’émouvoir le néophyte comme l’amateur éclairé. Guy Debord écrivait : « Je ne connais aucune déception qui résiste à un Morgon de Marcel Lapierre. » Ces mots résonnent encore.
En plus de cent ans, le Domaine Lapierre a traversé des guerres, des crises, des deuils et des renaissances. Mais il a toujours gardé le même cap : celui de l’humain, du sol, du climat et du cépage.
Aujourd’hui, déguster un verre de Morgon Lapierre, c’est goûter à cette liberté. C’est aussi partager l’idée que le vin, quand il est respecté, devient plus qu’une boisson : c'est un art de vivre, une célébration joyeuse.
Crédit photo: Loïc Terrier.
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